Paru dans "Le Matin"
Article - 12/05/2001
Saint-Bernard: le jour où les chiens ont tué
PAGE D'HISTOIRE : Il ne figure pas sur la liste des douze races dangereuses que le Valais vient d'interdire
Pourtant, le saint-bernard peut être redoutable.En 1937, la meute de l'hospice avait mortellement blessé une fillette de 10 ans.Si le drame est oublié, ce n'est peut-être pas un hasard...Yves Lassueur On ne touche pas aux icônes.Donc on ne touche pas aux saint-bernard.Ce chien est un héros.Il veille sur le col; il sauve les pèlerins égarés dans la neige; il fréquente les chanoines, autant dire les saints; et, loin de l'horrible pitbull qui nous vient de l'étranger, il est l'incarnation même de la Suisse, celle qui se porte au secours du monde...
On ne touche pas aux icônes.Et pourtant...Au-delà des clichés, et vingt jours après le drame d'Oberglatt (ZH) où trois pitbulls ont tué un enfant, qui se souvient que les chiens de l'Hospice du Grand-Saint-Bernard en ont fait autant dans le passé?
Le drame se joue au soir du 16 mai 1937.Le Dr Jean Brémond, médecin à Chesières (VD), fait une excursion au col du Grand-Saint-Bernard avec sa femme et ses trois filles, âgées de 10 et 11 ans.A partir de Bourg-Saint-Pierre, la neige est là, on monte à pied, skis sur l'épaule.Marianne, 10 ans, sportive et de «tempérament garçon», marche en tête, devançant le groupe de quelques dizaines de mètres.
«Un objet étendu sur le sol»
La suite, c'est son père qui la racontera: «A 19 h 15, l'hospice est en vue.Marianne se retourne et nous dit: «J'entends les chiens.» J'attends un instant ma femme et je continue à monter.Marianne, pendant ce temps, a poursuivi sa route, elle a disparu derrière un monticule.»
Le Dr Brémond entend aboyer les bêtes, mais imagine qu'elles sont devant l'hospice, avec un gardien.«Dans ma marche, j'arrivai au sommet de la bosse.A 20 mètres devant moi, un groupe de huit à dix chiens aboyaient en se disputant un objet étendu sur le sol, chacun tirant d'un côté.Tout à coup, l'affreuse réalité m'apparut: cet objet était ma fille chérie.Je m'élançai, les chiens s'écartèrent.»
La fillette est complètement nue, la veste arrachée et déchirée, des blessures profondes et larges au visage, au cou, aux bras, aux mains, aux jambes.Elle saigne abondamment.Et décède sous les yeux de son père.
Trois jours plus tard, la nouvelle se répand dans la presse internationale.Et amène un journaliste français, Paul Achard, à séjourner en Suisse pour mener une enquête fouillée, dont il tirera un livre, «Hommes et chiens du Grand-Saint-Bernard».Achard y livre une histoire complète du col, de l'hospice, des chiens qu'on y élève, des services qu'ils ont rendus.Et bien sûr du drame qui renverse tous les préjugés: de sauveur, le saint-bernard s'est mué en tueur.Et personne n'arrive à y croire.
A commencer par la presse suisse.La Feuille d'avis de Lausanne , par exemple, publie un premier compte rendu plutôt fidèle aux faits, avant d'y revenir le lendemain en soutenant que la fillette s'est probablement énuquée en chutant.Si les chiens l'ont dévêtue, dit l'article, c'est qu'ils «sont habitués à tirer par leurs vêtements les personnes qu'ils voient couchées et inanimées»...
Enquête de police Pourtant, la vérité est bien là: ce sont les chiens qui ont tué.«Nous pouvons continuer à admettre, écrit le commandant de la gendarmerie valaisanne dans le rapport d'enquête demandé par le Conseil d'Etat, que le saint-bernard est d'un naturel plutôt bon, doux et intelligent.Mais certains individus peuvent devenir méchants en vieillissant; constitué en meute, ce chien reprend facilement ses instincts sauvages et féroces.C'est probablement ce qui est arrivé le 16 mai au Saint-Bernard.»
L'un des chanoines interrogés par Paul Achard finira, lui aussi, par le reconnaître: la fillette a subi «de profondes morsures, notamment à la joue, au bras et à la jambe...En meute, dit-il, les chiens sont toujours redoutables.» Or, à l'époque, ceux de l'hospice étaient pratiquement laissés en liberté aux alentours des bâtiments.
Accablé de chagrin, le Dr Brémond ne demandera ni procès ni condamnation mais se battra pour que les chiens responsables de la mort de sa fille soient abattus et que les chanoines cessent d'entretenir un élevage.Ces bêtes, estime-t-il, sont devenues inutiles et leur présence ne pourra à l'avenir que «ternir la réputation de l'hospice».
Le cas de Bâle Il ne sera que partiellement entendu.Après le drame, seuls deux chiens semblent avoir été abattus, et l'élevage, indissociable de l'image du col, n'en a jamais été banni.En revanche, à partir de là, les chiens ont été confinés dans un enclos, d'où ils sortent pour une balade quotidienne et sous bonne garde, vers 5 h 30 du matin, quand il y a peu de monde dans les parages.Depuis lors, le fait est que ces chiens n'ont plus provoqué d'accident grave sur le col dont ils portent le nom.
Ailleurs, c'est une autre histoire...En 1979, un enfant de 5 ans était tué à Ormalingen (BL) par les chiens d'un voisin.C'étaient des saint-bernard.La presse en a peu parlé et a toujours pris soin de préciser: c'étaient des saint-bernard, oui, mais des saint-bernard «croisés».
Bien plus récemment, le canton du Valais a interdit douze races de chiens dangereux sur son territoire.Le saint-bernard n'en fait nullement partie.
On ne touche pas aux icônes.
On peut emprunter le livre «Hommes et chiens du Grand-Saint-Bernard», notamment, auprès de la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, de la Bibliothèque cantonale universitaire de Dorigny (VD) et de la Médiathèque du Valais, à Sion
SUR LES LIEUX Superbes et attachants: deux des saint-bernard du col sur une photo récente.En 1937, une dizaine d'entre eux avaient endeuillé le Valais.En haut, l'hospice il y a une septantaine d'années.A droite, coupures de presse de l'époque, tirées de la «Feuille d'avis de Lausanne» et de la «Tribune de Genève».Isabelle Favre
Le col et l'Hospice du Grand-Saint-Bernard.Yves Lassueur